Nous avons rencontré L’œil le plus bleu au détour d’une boîte à livre. Sans hésitation aucune, nous sommes reparti avec. Et quelle bonne idée ce fut. Aujourd’hui on vous parle (ou plutôt on essaye de vous parler) de notre coup de cœur pour L’œil le plus bleu de Toni Morrison.

[N.B : Nous ne nous estimons absolument pas comme des spécialistes de la littérature américaine et encore moins comme des spécialistes des littératures touchant à la condition des personnes afro-américaines. Nous allons essayer de parler au mieux de ce livre et de notre ressenti vis-à-vis de celui-ci. Nous nous excusons donc d’avance si nous commettons une quelconque maladresse. (N’hésitez pas à nous en faire part dans les commentaires si c’est le cas)]

Et avant toute chose, on vous propose déjà de découvrir un bref résumé du livre qui n’en dévoile pas trop (merci Livraddict) :

À Lorain, dans l’Ohio des années 40, Claudia et Pecola, deux fillettes noires grandissent côte à côte. La première déteste les poupées blondes, modèles imposés de perfection qui lui rappellent combien sa haine est légitime. L’autre idolâtre Shirley Temple et rêve d’avoir les yeux bleus. Mais face à la dure réalité d’une Amérique blanche, le rêve de beauté d’une petite fille est un leurre qui ne cède le pas qu’au fantasme et à la folie.

Dès le résumé, ce livre promettait déjà d’aborder une thématique particulièrement intéressante et qui nous semble toujours d’actualité d’une certaine façon (on a notamment pensé aux stars qui se blanchissent la peau ou modifient la texture de leurs cheveux). La thématique nous plait, le contexte aussi et les récits touchant à l’enfance sont souvent ceux vers lesquels on aime se diriger. Mais on ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi percutant, faut l’avouer.

Un premier roman puissant

L’œil le plus bleu est le premier roman de Toni Morrison, publié en 1970. On tenait à le souligner parce que vraiment, quelle entrée en matière dans la littérature ! Ce n’est pas donné à tout le monde d’écrire un tel chef-d’œuvre en début de carrière. La construction de L’œil le plus bleu mets à mal la chronologie classique et peut dérouter les lecteur.ices. Dans ce court roman, l’autrice retrace l’histoire de deux sœurs mais aussi d’une de leurs amies, Pecola et du drame qu’elle a vécu en cette année 1941. Mais Toni Morrison se propose également de remonter le fil du temps, entrecoupant son récit se déroulant en 1940-41 avec les passés respectifs des adultes entourant les trois enfants. L’occasion pour l’autrice d’aborder une multitude de sujets touchant à la vie des personnes noires aux États-Unis entre les années 20 et les années 40.

Un récit très sombre

La presse parlerait certainement de « lecture coup de poing », mais à ce stade il serait peut-être plus approprié de parler de « lecture gros coup de boule dans ta tronche » tellement ce livre est glaçant par moments. À plusieurs reprises au cours de notre lecture nous avons ressenti le besoin de faire des pauses, de souffler un peu. À plusieurs reprises également, les larmes nous sont montées aux yeux face aux injustices décrites par l’autrice.

Toni Morrison ne tombe néanmoins jamais dans le pathos, préférant faire affronter la vérité au lecteur à coup de descriptions crues et de scènes où violence verbale, physique et psychologique se mélangent. L’œil le plus bleu est, en ce sens, une lecture très sombre dans laquelle on se laisse emporter, brusquement, tant on se soucie de l’avenir et du bien-être des personnages dont l’autrice nous fait le portrait. La plume de Toni Morrison est souvent âpre mais nous laisse quelques moments de répit lorsque temporairement, la violence laisse place à la poésie.

« Le visage de papa est un paysage. L’hiver s’y installe et y règne. Ses yeux deviennent une falaise de neige qui menace de s’écrouler en avalanche ; ses sourcils se penchent comme les branches noires des arbres dénudés. Sa peau prend la teinte jaune pâle du triste soleil d’hiver ; en guise de mâchoire, il a un champ recouvert de neige d’où sortent des chaumes – son haut front est la surface gelée du lac Érié, qui cache les courants de ses pensées glacées tourbillonnant dans l’obscurité. Tueur de loups, devenu chasseur de faucons, il luttait jour et nuit pour chasser les premiers de la porte et les seconds de l’appui des fenêtres. […] »

Éditions France Loisirs, 1994, p. 69.

Mais la violence finit toujours par ressurgir, d’une façon ou d’une autre. Et pour cause, il nous semble que c’est le sujet central de ce récit.

La violence inhérente aux vies des personnes noires-américaines

La façon la plus juste selon nous d’expliquer brièvement L’œil le plus bleu est encore de dire que c’est un livre dans lequel Toni Morrison réalise une véritable généalogie de la violence. L’autrice nous montre à quel point la violence et la souffrance sont inhérentes aux vies des personnes noires américaines. De par leur condition même de personnes noires, elles sont mises jour après jour face à cette Amérique blanche, source de rêve, d’envie mais aussi de frustration. Une frustration qu’une des deux petites filles ressent dès son plus jeune âge et qui s’exprime à travers la répulsion qu’elle ressent envers les poupées blanches dont on lui fait cadeau à Noël.

La violence est ce qui irrigue ce récit et ce qui irrigue aussi cette Amérique suprémaciste où le taux de « blancheur » des personnes métisses devient logiquement un critère de supériorité. La violence s’immisce ici en toute chose et régit chacune des relations qu’entretiennent les personnages entre eux. La violence, c’est celle que les blancs entretiennent envers les noirs, c’est celle des adultes, rongés par l’addiction qui se battent sous les yeux de leurs enfants impuissants, c’est celle des membres de la communauté afro-américaine entre eux, ayant intériorisé la « négritude » (le mot est employé par Toni Morrison elle-même au cours du récit mais je ne sais pas si elle fait référence aux théories de Césaire) comme une véritable insulte à proférer à leurs ennemis et voisins, indigne d’avoir leur estime. Mais la violence c’est aussi celle d’une enfance brisée qui fait raisonner la comptine qui ouvre le récit comme un rêve de normalité à jamais insaisissable.

L’œil le plus bleu est un roman choral bouleversant qui en très peu de pages parvient à aborder une multitude de sujets d’une importance primordiale. Oscillant entre brefs moments de poésie et âpreté de la langue, Toni Morrison nous donne à voir la condition des personnes noires dans l’Amérique suprémaciste des années 1940. Un chef-d’œuvre de la littérature américaine qui, à peine refermé, rejoint déjà notre pile des livres à relire. Un livre à ne pas mettre entre toutes les mains tant il suinte de violence sous toutes ses formes, cela dit.


Si vous pensez que la lecture de L’œil le plus bleu peut vous heurter profondément, nous vous invitons à consulter les avertissements en cliquant sur le lien suivant si vous le souhaitez : TW L’œil le plus bleu.

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8 commentaires sur « L’œil le plus bleu – Toni Morrison »

  1. Je n’ai encore jamais lu Toni Morrison ; j’ai Délivrances dans ma PAL, et je ne connaissais que de nom L’oeil le plus bleu. Ce livre semble très violent dans ses thèmes, mais tu en parles très bien et tu donnes évidemment envie de le découvrir ! Et puis, c’est un classique…
    Par ailleurs, j’ignorais qu’il y avait un site dédié aux Trigger Warning, très intéressant !
    L’expression « lecture gros coup de boule dans ta tronche » m’a fait sourire, mais elle est tellement vraie pour certains livres qui laissent littéralement glacé.

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  2. Vraiment jusqu’ici ma meilleure lecture de 2022 même si, effectivement c’est le genre de lecture qui t’abandonne à la dernière page avec la grosse boule dans la gorge. Mais en tout cas je te le recommande chaudement si un jour tu as le coeur bien accroché et pas trop le moral dans les chaussettes !
    Merci pour tes commentaires tous plus élogieux les uns que les autres! Je suis en train de rattraper tout mon retard dans les commentaires et ca fait pleins de compliments d’un coup, ca me réchauffe le cœur 🥲 ♥

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  3. Je ne connais pas du tout Délivrances ! Il faut vraiment que je regarde sa bibliographie plus en détails, d’autant plus que certaines de ses œuvres viennent d’être rééditées chez Bourgois et que je les vois souvent en librairie sans m’arrêter pour regarder. Après avoir lu ce livre, je sais qu’avec cette autrice, chaque bouquin sera un gros coup de pieds dans la tronche donc j’attends d’être dans un bon mood pour en relire : »)
    Merci beaucoup! Je suis ravie si j’ai réussi à vous donner envie malgré les thématiques difficiles du livre !
    Ouiiii, je trouve ca vraiment bien, surtout pour ce genre de livres qui est vraiment bourré de thématiques dures à lire !
    D’un coté, j’aimerais en lire plus des comme ca, mais de l’autre je suis pas sure d’avoir l’espace mentale nécessaire pour. Depuis que j’ai lu L’œil le plus bleu, je pense que j’y repense bien une fois par semaine et je me dis qu’un autre livre traumatisant ca ferait beaucoup à repenser d’un coup (j’avais eu la même chose pour La maison rêvée de Carmen Maria Machado, auquel je repense encore maintenant !) Je crois qu’un livre ultra violent ou 2 par an c’est déjà beaucoup pour moi aha

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  4. Oui, je comprends tout à fait. Il y a des auteurs et autrices pour lesquels il vaut mieux attendre d’être dans le meilleur état d’esprit pour les rencontrer / les retrouver.
    Et l’espace mental disponible aussi, c’est vrai… il y a des bouquins qui font tellement une claque et qui restent en nous un bon moment après. D’un côté, on lit pour ce genre de lectures aussi !Celles qui nous changent…

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